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Coeur de Piano

 

 

 

 

Retrouvez cette nouvelles et quatre autres dans le recueil

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Cœur de Piano

Pour Johann

 

Elle lança ses vers à l’assaut, comme une meute de papillons rabatteurs, pour capturer le Pianiste. Le premier fut écrasé sous une pédale de sol grave ; le second épinglé par un accord de septième mineure ; deux autres, bringuebalés un moment par un trille serré au demi-ton de ré, finirent aplatis contre le carreau lorsque la résolution les éjecta. Le dernier enfin, tremblant de frayeur, se crut sauvé en se dissimulant sous la pédale de gauche, ironie du sort, quelques instants à peine avant le passage le plus doux du morceau, pianississimo et una corda… Il revint réduit en bouillie de mots, le portrait arrangé comme pour un poème contemporain.

Elle soupira un nuage de points de suspensions, fataliste. A l’abri derrière son clavier, il sifflota sa petite mélodie-rempart du jour, provoquant, ironique. Le piano rattrapa le filet de voix, s’y mêla en contrepoint, le couvrit, en prit la suite. Mozart ? Non, trop bleu. Debussy. Le poisson s’échappait une fois de plus dans les mouvances sonores d’une musique sans tonalité, insaisissable…

Les notes modifièrent peu à peu, par petites touches de couleurs, le tableau de la pièce et elle regarda, sous le charme, les sons dorés, furtifs, bondir du clavier jusqu’aux boucles cuivrées d’Arthus où ils s’égayèrent en reflets de lumière, et les céruléens s’échapper en cabriolant vers le ciel, à travers le carreau. Quelques uns, cramoisis, vinrent lui agacer les lèvres, comme de petits baisers en devenir… Une ou deux notes noires jaillirent en conquérantes d’entre la corde et le marteau, se dilatèrent comme de petits univers à la suite de leur big-bang avant de se résorber tout aussi soudainement, jusqu’à l’état de petites billes sombres, souples comme du caoutchouc, qui rebondirent une ou deux fois sur le couvercle du piano avant de s’y enfoncer avec un bruit de pâte à modeler qu’on aplatit.

Elle lâcha un quatrain à l’attaque. Petit animal informe, changeant, d’apparence fragile malgré ses quatre pattes fièrement campées, il sauta sur le clavier et, à coup de fausses notes, entreprit de poursuivre les mains qui rebondissaient allègrement d’ivoire en ébène, souples et agiles, infatigables. Échappées, cadences évitées, appoggiatures-feintes, agrégats féroces – le quatrain, déboussolé, ne tarda pas à se retrouver sur le flanc et chuta du piano, haletant, pour se briser à terre en quatre morceaux qui roulèrent aux quatre coins de la salle.

Elle soupira à nouveau, refroidie – son haleine traça un nuage de buée sur ses lunettes et des larmes de condensation coulèrent sur le verre. Il lui lança un coup d’œil et son sourire d’excuse vint lui caresser la joue, affectueux. Elle le repoussa dans un mouvement d’humeur mais il s’agrippa à sa main, brûlant. Agacée, elle le lança en l’air et il s’accrocha au plafond d’où il éclaira toute la salle, petit soleil d’intérieur. Elle lui jeta un regard furibond.

-          Viviane…

Il exécuta un fragment de Liszt, étourdissant de virtuosité, lançant les notes de musique à la poursuite de ce mot qui lui avait échappé, comme un aveu. Elle sentit le prénom l’envelopper comme un souffle d’été et elle ferma à demi les yeux pour mieux le savourer. Il se glissa dans ses cheveux avant de descendre le long de sa nuque, puis de sa colonne vertébrale, caressant. Elle frissonna de plaisir. Le prénom la pénétra pour aller se loger dans son cœur, se mêler au sang qui s’y renouvelait et irriguer tout son corps, jusqu’au bout de ses doigts où il fit naître de nouveaux poèmes enflammés, comme des fleurs sauvages. Elle les lança dans la direction d’Arthus mais ils ne parvinrent jamais jusqu’à lui. La pièce était devenue église, chapelle, remodelée par les sonorités d’un Scriabine et le froid soudain gela les fleurs en pleine trajectoire, qui se diluèrent en condensation et coulèrent le long des murs jusqu’au bénitier où elles se noyèrent en reflets colorés, troublant à peine la surface de l’eau sacrée. Les murs de l’église ondulaient lentement au rythme de la musique, déformés à la Van Gogh. Méditatifs, les yeux bleus d’Arthus s’envolèrent vers des lointains visibles de lui seul et pour lui seul accessibles, laissant les prunelles grises d’absence. Les poèmes survivants gémirent et s’en retournèrent piteusement aux pieds de leur maîtresse. Dans son cœur battait encore le prénom jeté en pâture un peu plus tôt, comme une aumône…

Mais dans la poitrine d’Arthus, seul un piano charriait le sang, riche des sonorités de tous les univers traversés sur des bateaux de papier-partition ; un piano de bois dur, inflexible, impossible à émouvoir, creux peut-être… Il sifflota à nouveau sa mélodie, en frappant la mesure sur le couvercle du piano, seuls battements de cœur qu’il connaisse. Métronomiques telle cette montre qu’il regardait sans cesse, comme un pense-bête codé en chiffres lui rappelant qu’il ne devait pas dévier de sa voie : fusionner totalement avec ce piano dont on ne savait plus, parfois, où il finissait et où commençaient ses doigts…

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