La fugue

 

 

 

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La fugue

 

C’était une nuit sans lune. Il devait être aux alentours de 4h du matin et de gros nuages noirs s’amoncelaient au-dessus de ma tête. Je marchais vite, redoutant qu’on ne s’aperçoive de ma fuite. J’étais certain de n’avoir fait aucun bruit en partant, tout comme j’étais certain d’avoir tout prévu : le nom du bateau, l’heure de la marée, les provisions, les vêtements et un peu d’argent…

« Oui, pensais-je en établissant mentalement cette liste, tout est prévu. » J’avais besoin de m’en persuader ; c’était ma première escapade et aucun plan de fugue n’est sûr à 100%. J’accordais une brève pensée à mes parents qui seraient morts d’inquiétude en trouvant ma brève lettre et à mon jeune frère qui serait fou de rage : j’avais promis de l’emmener.

Au bout d’une dizaine de minutes de marche et après avoir heurté presque autant de murs dans l’obscurité, j’arrivais au port. Je longeais la mer, cherchant à distinguer dans l’aube naissante le nom de mon bateau – mon bateau, celui qui me permettrait de réaliser mon rêve…

Lorsqu’enfin je l’atteignis, la pluie se mit à tomber : en quelques instants je fus trempé. Je fis le signal convenu avec le capitaine, un sifflement modulé, et un matelot installa une passerelle pour me permettre d’accéder au pont. A l’ instant où je posais le pied sur La Sirène, un grand coup de tonnerre retentit. « Comme dans les films » pensais-je avec une ironie un peu chancelante.

Un éclair zébra le ciel, me permettant de distinguer le matelot qui me faisait face : il était à peine plus âgé que moi, maigre, les cheveux en bataille, les yeux brillants ; on aurait dit qu’il partait à la conquête du monde. J’avais sans doute cet air-là moi aussi.

- L’est sacrément près d’ici c’t orage ! La mer va gronder pour sûr ! T’as pas l’mal de mer au moins ?

Je fis un signe de tête négatif et il enchaîna avec un sourire goguenard :

- Tu vas partager ma piaule alors j’m’renseigne… J’étais sur La Mouette avant. Et toi ?

- Je ne suis pas marin, répondis-je vaguement gêné.

- Ah ?

Il m’observa curieusement un instant, espérant peut-être que j’allais élaborer, puis, choisissant visiblement de garder ses questions pour lui, il m’indiqua une porte à quelques mètres :

- T’as qu’as poser ton sac là-d’dans.

J’entrais dans la cabine ; une affreuse odeur de mazout me sauta à la gorge mais je surmontais ma nausée. La pièce était plutôt petite. « En fait, corrigeais-je mentalement, carrément minuscule ». Les deux lits superposés occupaient presque intégralement l’espace, laissant à peine la place pour se tenir debout. Je pris celui du bas, l’autre étant défait et donc manifestement occupé, et m’allongeais dessus après avoir jeté mon sac au pied de la couchette. Le départ aurait lieu dans un peu moins d’une heure…

 

Tout avait commencé un mois plus tôt, quand une étrange annonce avait accroché mon œil dans le journal : “ Cherche personnes tentées par les mystères et l’aventure. Se renseigner au port. La Sirène ”. « Voilà une annonce sibylline ! » songeais-je. Ma curiosité ayant été piqué, le jour même je poussais jusqu’au port et demandais La Sirène. Le capitaine du bateau m’accueillit d’un air dubitatif, sembla m’évaluer du regard et m’expliqua enfin en haussant les épaules :

- J’ai l’intention de justifier le nom de mon bateau. Je cherche des gars pour venir avec moi voir des Sirènes.

- … Des Sirènes ? répétais-je, me demandant s’il plaisantait.

- Ouais, garçon. Si tous les vieux à la veillée parlent du chant des Sirènes, c’est qu’il doit bien y avoir du vrai. Si on peut en chopper une et la ramener, à nous la célébrité !

Je gardais le silence quelques instants puis répondis laconiquement :

- J’en suis.

- Hum… t’as quel âge gamin ?

- 18 ans, dis-je d’un air indigné - me vieillissant d’un couple d’années pour faire bonne mesure.

- Bon, bon, 18 ans, c’est bien, répondit le vieux marin avec un sourire de connivence, visiblement pas dupe. Départ le dernier vendredi du mois, à 4H30. Du matin.

Je le saluais et rentrais chez moi d’une démarche presque sautillante, impatient déjà d’être ce fameux vendredi.

 

La Sirène est en pleine mer, j’ai dû m’endormir car il fait grand jour lorsque j’ouvre les yeux. Je m’extirpe péniblement de la cabine exiguë et m’étire sur le pas de la porte. Un remous manque de me jeter à terre et c’est mon compagnon qui me rattrape par le bras. Je ne l’avais pas vu venir.

- Comment tu t’appelles ? dis-je pour engager la conversation.

Qui sait combien de temps nous allons devoir vivre ainsi l’un sur l’autre, autant que ce soit en bonne entente.

- Arthur, répond-il

Je remarque alors, à la lumière du jour, qu’il est roux. Il a le visage criblé de taches de son et ses cils presque blancs lui donnent un regard étrange, comme d’un autre monde. Je hoche la tête.

- Moi, c’est Philippe.

Toute la journée, nous regardons la mer miroiter. Je me sens bien, calme. A deux ou trois reprises nous apercevons des dauphins qui font la course avec le bateau.

- Je serai marin, dis-je brusquement à un moment.

Arthur ne répond rien, il semble pensif. Au bout d’un moment il s’éloigne sur une vague excuse. Il est déjà au bout du pont lorsque quelques mots me parviennent, portés par la brise :

- Si nous en revenons.

 

Maintenant, il fait nuit. Je commence à bailler et me dirige vers ma cabine, à regret : « Les sirènes, ce sera pour une autre fois… »

C’est alors que je l’entends : une note ample, multiple, étirée dans le temps. C’est comme… comme un air chanté par plusieurs personnes, sur des tons différents, dans des langues différentes, et pourtant sans dissonances. En fait, c’est même le son le plus mélodieux que j’ai jamais entendu. Et c’est envoûtant, terriblement envoûtant. Une mélopée lointaine, qui semble venir de toutes les directions, qui emplit tout l’espace et qui enfle, qui enfle…

En quelques instants, les hommes sont tous sur le pont et le bateau vire de bord. Je me dirige vers la proue comme dans un rêve ; j’ai l’impression que tout se passe au ralenti.

C’est alors que je les aperçois. Des récifs ! A moins de 5 mètres ! Le bateau vogue droit dessus. Le choc est terrible ; je fais un vol plané qui me projette par-dessus le bastingage, droit contre un rocher.

Après quelques secondes, j’ouvre les yeux, sonné. Tout mon corps me fait mal et je suis comme paralysé. Je regarde autour de moi, paniqué. Tout d’abord, je ne distingue rien, comme si j’étais tombé dans un tonneau de goudron ; puis ma vision s’éclaircit : elle est à un mètre de moi environ, femme jusqu'à la taille et poisson en dessous. L’émerveillement me saisit : nous les avons trouvées !

Puis mes yeux s’habituent lentement à l’obscurité : je discerne d’abord une chevelure sombre et ondulante, une peau très pâle… des yeux jaunes sans pupilles, vides, des membres fins et longs, interminables… et finalement des dents pointues, avec des canines proéminentes, et des griffes acérées comme celles d’un fauve…

J’ai un mouvement de recul intérieur mais mon corps ne répond toujours pas. La mélopée continue, obsédante, assourdissante. Je referme les yeux pour ne pas la voir avancer vers moi, ondulante, serpentine – affamée.

Dans un ultime sursaut de lucidité, je comprends pourquoi la légende dit que les marins ne reviennent pas.

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